• Le boulanger

    C'était une de ces journées d'automne où le soleil rieur éclaire la campagne comme s'il désirait chauffer une dernière fois la terre qu'il négligera pendant l'hiver. Dans le ciel sans nuage, la lune disparaissait peu à peu. Aucune brise ne soufflait, aucune cigale ne chantait. Seules, les eaux peu profondes de la Durance murmuraient, glissant jusqu'à MAUPERTUIS entre les touffes de thym et de romarin. 

    Ce matin-là, des étincelles de lumière tentaient d'égayer le vieux pont que la noirceur des années écoulées rendait triste et sombre. Il se situait sur une grande place ombragée par des platanes aux troncs épais qui tendaient leurs branches feuillues. 
    Une boulangerie lui faisait face. Elle étalait ses lettres d'or "Au croissant chaud". À côté, une école fermée. Six heures sonnaient à la petite église du village, résonnant à travers les volets clos des maisons. MAUPERTUIS dormait encore. 

    Tout-à-coup, la haute porte vitrée du magasin s'ouvrit et le boulanger sortit respirer un peu d'air frais. Il regarda à droite et à gauche pour s'imprégner pleinement de l'atmosphère calme du village. Sur le trottoir, un épagneul courait après un chat de gouttière affamé‚ aperçu dans les poubelles. Aucun passant ne le dérangea dans sa course matinale. Aucun véhicule n'ébranla la sérénité du lieu. En face de lui, la rivière coulait paisiblement et, sur l'autre rive, la banque et la petite superette montraient encore leur rideau gris. 
    - Plus que quelques jours ! soupira-t-il en retournant dans la boulangerie. 

    Il s'assit sur un tabouret, derrière le comptoir, et attendit le premier client, la tête appuyée contre son bras gauche. Pour patienter, il s'absorba dans la contemplation de son magasin. 
    Il voyait là, juste en face de lui, une multitude de gâteaux alignés sur trois étages, qui auraient fait pâlir d'envie n'importe quel passant attardé devant ses vitrines. Tout en haut, les grosses pâtisseries offraient leurs appétissantes couleurs : des tartes à la fraise, à la framboise ; des charlottes au chocolat, à la vanille ; des tropéziennes. Au milieu, les petits fours : de délicieux choux à la crème, des babas au rhum, des tartelettes. Puis, en bas, séparés par quelques personnages provençaux en terre cuite, des brioches de toutes sortes, des pains au chocolat, des croissants, répandaient leur odeur sucrée dans la boulangerie. 

    - Ah ! si seulement je pouvais vendre tout cela sans être obligé de passer par les associations, murmura le boulanger. Peut-être que ma bourse serait un peu plus pleine et que je pourrais rester ici ! 

    Il jeta un regard autour de lui. Des poutres en bois vernis garnissaient le plafond haut du magasin. Une boiserie de la même couleur ménageait, à droite et à gauche de la porte, les deux vitrines qui brillaient au soleil et, derrière le comptoir en chêne, les étalages où reposaient les faces rondes et longues des pains préparés pendant la nuit. 

    Le boulanger resta pensif. C'était un grand jeune homme de vingt-huit ans que la tentation pourtant facile de manger des gâteaux n'avait pas épaissi. Il semblait soucieux et sa chevelure noire assombrissait davantage son visage inquiet. 
    Deux ans auparavant, quand il était arrivé d'AVIGNON, il avait mis tout son cœur dans la rénovation de cette boulangerie. Il était un citadin, pas un campagnard. Mais il voulait s'établir et, à la ville, les prix des fonds de commerce dépassaient largement ce qu'il détenait en banque. Puis un jour, en lisant le journal, il tomba sur une annonce. On recherchait un boulanger à MAUPERTUIS. Le journal précisait "Fonds de commerce à prix réduit et facilités de paiement gratuites". Ne voulant pas perdre sa chance, il signa rapidement. Comme il était content, le jour de l'ouverture ! Il aurait dansé de joie si cela ne lui avait pas paru ridicule. Pourtant, par la suite, il avait vite déchanté. 

    Une bande d'enfants se bousculaient en riant devant la boulangerie. Ils couraient prendre le car scolaire, à quelques mètres de là, devant le pont. Deux d'entre eux, un garçon et une fille ouvrirent la porte du magasin. Le boulanger les regarda entrer. Ils devaient avoir un peu plus de dix ans et se tenaient par la main. La fillette portait, avec une grâce enfantine, une robe blanche ornée d'un volant bleu clair assorti à ses yeux. Ses longs cheveux blonds ondulaient sur ses épaules bronzées et son regard pétillait d'une malice innocente. 
    - Deux brioches au sucre, s'il vous plait, demanda-t-elle d'une voix douce en désignant du doigt celles qu'elle avait remarquées dans la vitrine. 
    Le boulanger sourit. Cette enfant ressemblait tant à la petite Hélène qu'il aimait autrefois. Ah ! Hélène ! Comment l'oublier ? Ils habitaient alors le même quartier et se rendaient à l'école ensemble. Assis côte à côte dans la classe, jouant dans la cour de récréation ou au jardin pendant les vacances, ils ne se quittaient jamais. D'ailleurs, ils s'étaient promis de ne jamais se séparer et de se marier, plus tard, quand ils seraient grands. Malheureusement, les parents d'Hélène avaient déménagé et quitté la ville pour le bout du monde : Paris. Quel déchirement, le jour des adieux ! La broche en forme de cœur qu'il lui avait donnée revint à sa mémoire. Hélène ne la portait pas cet été quand il l'avait revue... 

    La sonnette de la porte d'entrée le fit sursauter. Les enfants sortaient. Un homme entra, dans toute la force d'un vieux paysan, le visage rouge, desséché par le travail de la terre qui le passionnait. Son corps se courbait par habitude et le rapetissait. Son pantalon boueux tombait sur de gros souliers terreux. 
    - Qu'est-ce que j'apprends ! grommela-t-il d'un ton bourru. Tu veux nous quitter ? 
    Le visage du boulanger se pinça. Il balança ses bras en guise d'acquiescement. 
    Le paysan lissa sa grosse moustache blanche. 
    - Mais, Sylvain, gronda-t-il, tu ne peux pas nous faire ça ! Le maire ne t'a pas trouvé de remplaçant. 
    - Et alors ? s'emporta le boulanger en se dirigeant vers sa vitrine. Je n'y suis pour rien ! 
    Il prit deux croissants, les fourra dans un sac en papier et les donna au paysan. 
    - Quand j'ai pris le magasin, personne ne m'a informé de la fermeture prochaine de l'école, continua-t-il. Même pas toi Honoré !  
    - Quel rapport ?  
    - Le rapport, hurla Sylvain, c'est qu'excepté les deux enfants que tu as croisés, il n'y a que toi qui viens me prendre des brioches le matin ! Et c'est presque pareil pour le pain. Je ne vends plus rien. Tu entends ? Plus rien ! 
    - Hou là là ! puisque tu t'énerves je m'en vais, hé ! 
    Honoré se dirigea vers la sortie. Sylvain resta seul. Il haussa les épaules. Après tout, il lui importait peu de perdre des clients. Il partait à la fin de la semaine, dans trois jours, c'était décidé ! 
    La matinée s'écoula, longue et monotone. Sylvain marchait de long en large dans le magasin, essayant en vain de trouver une raison de rester. 
    - Donnez-m'en une seule ! grommelait-il entre ses dents. 

    De temps en temps, il sortait respirer l'air de la campagne. En deux ans, il s'y était attaché à son village, à ce pont tout fissuré qu'il voyait en face de lui. Bientôt, il retrouverait la ville, les bruits, la pollution. Les clients aussi ! 

    Vers midi, alors qu'il rêvait devant sa boutique, il aperçut, sur le pont, une vache toute rousse qu'une jeune fille conduisait à la corde. C'était Clémence, une amie d'Hélène. Quelle n'avait pas été sa surprise quand, cet été‚ à la fête des vins, il les avaient vues ensemble ! Il n'avait pas reconnu Hélène tout de suite, mais il l'avait trouvée si belle, si mince, à côté de cette petite paysanne rondelette qui passait chaque jour, à la même heure, devant sa boulangerie ! Il l'avait invitée à une danse et, en parlant, ils s'étaient redécouverts. Elle venait de perdre sa grand-mère qui, justement, habitait le village. 
    Malheureusement, le lendemain, Hélène était partie sans un mot, sans même une explication. En questionnant Clémence, il avait appris qu'elle vivait de nouveau en AVIGNON. 

    La jeune paysanne se dirigeait vers le magasin. La vache la suivait nonchalamment, balançant son grand corps et laissant derrière elle une traînée de bouses. Sylvain, gêné par l'odeur fétide qui s'en dégageait, salua Clémence d'un signe de la main et entra dans la boulangerie. 
    Treize coups retentirent bientôt à la cloche de l'église. Sylvain décida de retourner chez lui. Il habitait en dehors du village, à deux kilomètres. Il ferma donc la boulangerie et s'engagea sur le pont. La Durance brillait sous les feux du soleil et des milliers de diamants étincelaient dans ses eaux. Un vent chaud se leva, secouant les branches des platanes. Quelques feuilles rouges et or voltigèrent un moment, puis tournoyant encore, se couchèrent dans la rivière formant un lit aux couleurs de l'automne. 

    Sylvain pénétra dans une ruelle toute sombre, un peu étouffante. Les maisons se rapprochaient tant que le jour n'osait pas percer la pénombre qui y régnait. Les volets fermés de ces demeures obscures dévoilaient, à cette heure, qu'elles n'étaient pas occupées. 

    Plus loin, à l'encoignure d'une petite épicerie, une fontaine moussue rafraîchissait l'air de son eau claire. Puis, la rue s'élargissait en une place pavée au centre de laquelle des pensées jaunes offraient leurs pétales fragiles au soleil. À droite, la mairie montrait ses colonnades doriques, à gauche, un bar attendait quelques clients hypothétiques. À l'heure de l'apéritif, c'était là que se rejoignaient les vieux du village. On y entendait de tout. Les conversations changeaient avec les saisons. Tantôt, il était question des travaux des champs, de l'élevage des bêtes, du mauvais temps qui allait détruire les cultures ; tantôt c'étaient des commérages sans fin sur des enfants partis à la ville, sur une fille-mère, sur un époux brutal. Des commentaires sur tout et sur rien ! 
    Justement, le maire, un grand gaillard aux joues pleines, sortait du bâtiment municipal.  

    - Dis-moi, Bertrand, l'accosta Sylvain. J'ai cru comprendre, ce matin, que personne ne reprenait la boulangerie. Et les Séguignets alors ? 
    Bertrand lui tapa sur l'épaule et soupira. 
    - Quand ils sont venus, la dernière fois, ils ont vu l'école fermée. Ils ont deux enfants, il faut les comprendre ! 
    Il réfléchit un moment, gratta sa tête chauve et reprit : 
    - Tu pars à la fin de la semaine, toi ? Mais qu'est-ce que tu vas faire à la ville ? Tu ne seras pas mieux qu'ici ! 

    Sylvain que cette histoire d'école fermée enrageait, eut un geste d'exaspération. 

    - Je connais quelqu'un à AVIGNON. J'ai travaillé pour lui en tant qu'apprenti quand j'ai fait mes études… 
    - Et bien tant pis ! soupira à nouveau le maire en se dirigeant vers le bar. On se débrouillera avec Firmin de PIERREMONT. Il fera un détour par ici avec sa roulotte. 

    Sylvain s'éloigna. Il suivit une rue étroite, un peu moins sombre que la précédente. Les derniers commerces y montraient leurs devantures. Le boucher lui fit un signe de la main. Il mangeait un gros sandwich. Sylvain secoua la tête. Lui aussi au début, il ne fermait pas sa boulangerie de toute l'après-midi. Mais cela ne lui avait jamais rien rapporté. 

    La rue quittait MAUPERTUIS. Bientôt, le soleil l'éblouit et il entendit chanter les cigales. Une forte odeur de thym s'empara de lui et il se sentit heureux, comme si la campagne gagnait sur sa mauvaise humeur matinale. De grands chênes bordaient le côté droit de la rue, mais il préféra marcher à gauche pour profiter de la caresse tiède du soleil.  

    Des kilomètres de cultures étalaient des terres jaunes, récemment labourées qui alternaient de temps en temps avec de grands rectangles de vignes ou d'oliviers. Ils se fondaient dans le paysage comme les vagues dans la mer. 

    Sylvain huma l'air parfumé. Le désir de rester le saisit. Mais cette envie se dissipa bien vite, chassée par la pensée d'Hélène qu'il espérait retrouver en AVIGNON. 

    Il vit alors, sur sa gauche, un jeune garçon d'une quinzaine d'années. Il marchait d'un pas cadencé, de long en large, sur la terre labourée que Sylvain longeait, et prenait, de la poche de son semoir de toile verte, de grosses poignées de maïs qu'il jetait à la volée. De temps en temps, il s'épongeait le front sans interrompre sa marche régulière. Derrière lui, pour enterrer le grain, une herse antique suivait, attelée à deux chevaux qu'un charretier conduisait, en faisant claquer un long fouet au-dessus de leurs oreilles. 

    Sur sa droite, la route bifurquait vers un bois de pins parasols. Plus au sud, des maisons en construction exhibaient leurs parpaings gris tandis que la blancheur immaculée des villas neuves éclatait au soleil. 
    Sylvain y rencontra Jean-Paul, l'ancien instituteur, un grand jeune homme aux cheveux noirs bouclés et aux yeux verts ravageurs. Depuis la fermeture de l'école, il travaillait à PIERREMONT à quelques kilomètres de là. 

    - Tu as vu ? montra-t-il. Les constructions sont presque terminées. Ça va amener beaucoup plus de monde à MAUPERTUIS. Peut-être que l'école... 
    Sylvain n'entendait plus. Son regard ne pouvait se détacher de la 405 blanche qui brillait devant une maison inhabitée jusque-là. La voiture d'Hélène ! Oh ! des 405 blanches, il en voyait beaucoup, mais pas avec ce numéro d'immatriculation ! Son cœur battit à toute allure. 

    Quittant l'instituteur étonné, il courut jusqu'à la villa. Mais les volets ne laissaient pas le jour entrer dans la demeure. Il n'y trouva personne. Déçu, il reprit son chemin. Il n'habitait pas loin de là. 
    Il l'aperçut soudain, assise devant sa porte. Elle se leva bientôt. Ses cheveux blonds brillèrent comme un rayon de bonheur. Hélène ! Il s'élança vers elle, et la broche en forme de cœur qu'il lui avait offerte l'éblouit. Il prit la jeune femme dans ses bras puis l'embrassa tendrement, tandis qu'un peu plus loin, la Durance se donnait toute entière au soleil.